Tracy Latimer - la victime, Robert Latimer - le meurtrier

par Marie White et Laurie Beachell

Robert Latimer a passé sept ans en prison pour le meurtre de sa fille handicapée. Mais à présent, ce fermier de 54 ans de la Saskatchewan est déterminé à blanchir sa réputation et à prouver qu'il n'a rien fait de mal. Ce résident de Wilkie, Saskatchewan, est sorti transformé de prison – et pas du tout de la manière en général prévue par les agents correctionnels. Les mots utilisés dans les missives envoyées depuis les quatre dernières années à tous et chacun, depuis les ministres du Cabinet jusqu'à la Cour suprême, réfutent sa populaire image de fermier impavide, déboussolé par la tempête rugissant autour de lui.

Le venin suinte à travers toutes les pages : les procureurs ayant utilisé à son égard les mots « diffamation, supercherie et tromperie »; les tribunaux avalant des preuves « fabriquées », « frauduleusement conçues »  par la police et la Couronne pour le faire condamner; les critiques qui, craignant que les meurtres par compassion ne laissent la définition de la compassion dans l'esprit du meurtrier, ne sont que des « parasites » « régurgitant » de fausses informations relayées par des pouvoirs juridiques uniquement déterminés à remporter une cause historique.

Pour Latimer, l'affaire n'est pas terminée. Sa libération n'a nullement apaisé son amertume. Et la semaine dernière, alors que les yeux de la nation étaient tournés sur lui, il est reparti de plus belle sur sa lancée. À peine sa remise en liberté avait-elle été annoncée, infirmant la décision de décembre dernier de la Commission des libérations conditionnelles, que Latimer confirmait son intention initiale de demeurer dans une maison de transition à Ottawa et non en Saskatchewan, près de sa femme et de ses deux enfants. En étant dans la capitale, ont expliqué ses partisans, il pourra militer directement auprès des politiciens fédéraux et des pouvoirs judiciaires et tenter, une dernière fois de faire blanchir sa réputation.

Quelle que soit l'explication, cette soudaine résolution ne va pas se jouer sur un ton mineur. En 2001, en condamnant Latimer à la prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle pendant dix ans, la Cour suprême du Canada avait temporairement mis fin au houleux débat sur le traitement imposé par le système judiciaire aux personnes qui s'arrogent le droit de mettre fin à la vie des plus vulnérables. Mais alors que la situation désespérée de Latimer revient sur le devant de la scène, les défenseurs des personnes handicapées redoutent qu'une nouvelle campagne soit lancée pour atténuer les lois visant les prétendus meurtres par compassion.

QU'IL AIT FALLU HUIT ANS AU SYSTÈME JUDICIAIRE pour mettre Latimer derrière les barreaux illustre bien les sentiments contradictoires qu'il a pu déchaîner avec son affaire. Depuis le jour où il a embarqué Tracy dans la cabine de son camion, raccordé un tuyau à l'échappement, mis le contact et démarré le moteur, Latimer a toujours pensé qu'il avait fait preuve de compassion et, surtout, qu'il avait agi par nécessité. Il a toujours soutenu, en cour, que c'était le seul moyen de soulager une enfant incapable de profiter du monde environnant, qui n'avait pour seul avenir qu'une vie pleine d'atroces souffrances. Ainsi, après douze années d'angoisse, il a décidé qu'elle avait assez vécu.

Il n'est jamais arrivé à convaincre le jury du bien-fondé de ses actions puisqu'il a été condamné pour meurtre au deuxième degré. Les procureurs ont réussi à persuader les jurés que d'autres options s'offraient aux Latimer, notamment la gestion de la douleur ou les soins en établissement. Malheureusement, ni les jurés ni la plupart des Canadiens n'ont pu établir l'adéquation avec des meurtriers. Perturbé à l'idée que sa condamnation entraînait une peine de dix ans de prison, le jury de son deuxième procès a réclamé l'indulgence. Le juge a approuvé, le dispensant de la peine minimale et le condamnant à un an d'emprisonnement et un an de travaux communautaires.

Malheureusement pour Latimer, les cours supérieures se sont moins attachées aux intentions du contrevenant qu'à l'apparente impartialité de son geste. La Cour d'appel de la Saskatchewan a annulé l'exception pénale et rétabli la peine d'emprisonnement à perpétuité, qui fut plus tard confirmée par la Cour suprême du Canada. Et le 18 janvier 2001, Latimer a commencé à purger sa peine. Pour les activistes handicapés, ce jugement tombait carrément du ciel, freinant la tendance vers une permissivité croissante des meurtres par compassion. Quel soulagement que de voir l'une des plus importantes institutions du pays – celle qui confère l'égalité – ne pas prendre toutes ces allégations pour du pain béni. Vraiment, quel immense soulagement!

Est-ce que cela va changer? Et dans quelle mesure? Cela dépendra de Latimer et de l'ampleur de sa revendication. Les signaux à cet égard sont assez conflictuels. Selon une source proche de Latimer, - désirant garder l'anonymat parce qu'elle n'a pas été autorisée à parler-, ce libéré conditionnel envisage de réfuter la conclusion des juges de la Cour suprême stipulant que d'autres types d'analgésiques auraient pu être prescrits à Tracy. À maintes et maintes reprises, Latimer s'est plaint que ni les procureurs de la Saskatchewan, ni la Cour d'appel de cette province, ni la Cour suprême du Canada n'avaient précisé ces traitements alternatifs. « Si ce tribunal ne peut répondre à la question que je pose sans cesse, c'est parce que l'allégation de tels traitements n'est qu'un frauduleux argument des procureurs du ministère de la Justice de la Saskatchewan, inventé pour maximiser mon inculpation, écrit-il dans sa lettre du mois d'août. Les gens honnêtes ne continuent pas d'endosser des affaires aussi véreuses générant tant de calomnie. »

Quel accueil la Colline parlementaire réservera-t-elle à ce type d'hyperbole? Nul ne saurait le dire. Si Latimer a bénéficié d'un soutien moral discret de la part de certains députés, notamment ceux de la Saskatchewan, ses lettres aux hauts dirigeants d'Ottawa n'ont reçu qu'un accueil assez froid. Quatre différents ministres fédéraux de la Justice sont restés sourds à ses maintes supplications. L'un d'eux a même répondu : «  Je ne puis me substituer à la Cour suprême et expliquer les motifs d'un de ses jugements. » Le personnel de la Cour suprême lui a également écrit en juillet 2003 «  La Cour ne peut plus rien faire pour vous ».

Le débat sur l'euthanasie, sur le suicide assisté et sur le meurtre par compassion a été assez tiède, même dans ses plus forts moments. En mai 2005, la députée Francine Lalonde du Bloc québécois a déposé un projet de loi d'initiative parlementaire pour légaliser le suicide assisté. Mais il est mort au Feuilleton l'hiver suivant, lors du déclenchement des élections.

ALORS, POURQUOI les personnes handicapées sont-elles préoccupées par la libération de Latimer et par ses intentions avouées? Elles ne craignent pas que Latimer obtienne un nouveau procès, elles redoutent qu'il devienne un catalyseur et mobilise l'opinion publique plutôt stagnante depuis 2001, lorsque la Cour suprême l'a envoyé en prison. Sondage après sondage, environ soixante-dix (70) pour cent de Canadiens ont manifesté leur sympathie aux enquêteurs; une faible majorité s'est même prononcée en faveur d'une certaine légalisation de l'euthanasie, du meurtre par compassion ou du suicide assisté. Ce climat de permissivité effraie les personnes handicapées qui ont peur de se retrouver à la merci d'aidants naturels condescendants.

La meilleure arme des critiques de Latimer reste sans aucun doute le jugement de la Cour suprême. Dans un arrêté unanime (7-0), les juges ont rejeté tous les motifs d'appel de Latimer, précisant que sa condamnation n'était pas, comme il le soutenait, une peine cruelle et inusitée et que ses motivations altruistes avaient été nettement contrebalancées par le fait était en position de confiance. Ils ont écarté la notion d'acte de compassion destiné à régler une grave situation. « Tracy ne se trouvait pas dans une situation d'urgence » ont-ils déclaré, ajoutant dans un passage particulièrement dévastateur, « On peut raisonnablement s'attendre à ce que l'appelant ait compris cette réalité. » Ce portrait de ses gestes diffère nettement de celui peint par ses partisans.

Au cours des années 1990, un Comité sénatorial a conclu que le meurtre par compassion devait demeurer une infraction punissable – et il doit le rester. Nul n'a le droit de juger de la qualité de vie et du sort d'autrui. La vie et la mort de Tracy Latimer illustrent clairement ce principe. Nous savons en effet que Robert Latimer a jaugé  la vie de sa fille de douze ans et ne l'a pas trouvée valable – donc il l'a tuée.

Un meurtre n'est pas un coup de grâce.

Agissons pour qu'il n'y ait plus de cas Tracy Latimer.

Marie White, présidente nationale
Laurie Beachell, coordonnateur national